Désuets, curieux, drôles ou émouvants, les jeux de l’oie semblent nous renvoyer au temps de l’enfance, la nôtre et celle des hommes et femmes du passé, mais c’est bien dans le monde des adultes qu’ils nous font pénétrer. D’abord parce que ces jeux sont le témoignage, fort et original, de la manière dont les sociétés d’hier et d’aujourd’hui ont produit des images et leur ont prêté une efficacité à divertir, à éduquer et à convaincre. Ensuite parce que beaucoup des jeux que l’on va voir ne sont pas destinés aux enfants, ou pas à eux seul, soit qu’ils jouent sur la connivence que crée la référence à un jeu d’enfance assez universellement partagé, soit qu’ils proposent un message à double niveau.

Les jeux de l’oie constituent une famille d’images dont la parenté se reconnaît au premier coup d’œil. Ils obéissent – même lorsqu’ils y dérogent – à un ensemble de contraintes formelles, celles d’un itinéraire enroulé en soixante-trois cases et scandé d’événements récurrents (les oies) ou ponctuels (le pont, le puits, l’auberge, le labyrinthe, la mort). Ils présentent ainsi le paradoxe d’une trame narrative qu’aucun joueur ne suivra linéairement, soumis qu’il est au verdict des dés, mais que tous peuvent lire en même temps qu’ils jouent, ou en attendant de jouer. Les jeux de l’oie appartiennent ainsi pleinement au flot des images qui circulent dans une société et à une époque donnée. Ils donnent à voir les contraintes techniques et économiques qui régulent la production des images de masse, celle des dominotiers de l’Ancien Régime et des imagiers d’Épinal du XIXe siècle, des journaux et des agences publicitaires du XXe siècle. Ils témoignent aussi des rôles assignés à cette production iconographique. Parce que c’est un jeu qui ne cache rien, on lui a confié de tout révéler : les connaissances nécessaires aux enfants, les vérités célestes, les arcanes du pouvoir, les bienfaits de la consommation. Le jeu de l’oie nous convie enfin à interroger de très près la fabrique des images. Beaucoup de ces jeux frappent par leur inventivité, signe de la créativité associée à la réinterprétation personnelle des contraintes du modèle. Œuvre de graveurs inconnus ou d’illustrateurs célèbres, le jeu de l’oie est un « dessin frontière », en constant dialogue avec les arts décoratifs, la caricature, le dessin humoristique, l’album pour enfants ou la bande dessinée.

Le jeu de l’oie est un objet qu’il faut interroger à la croisée des disciplines : histoire et anthropologie, littérature et arts graphiques, sciences de l’éducation. C’est le pari de cette exposition, qui propose cinq parcours pour en découvrir les différentes facettes. Le premier pose les grands jalons de ses 450 ans d’histoire, jusqu’à ses avatars les plus contemporains. Le second le présente comme une construction métaphorique où affleure la longue durée des représentations sociales occidentales, puisant à un réservoir de motifs séculaires. Le troisième parcours présente les fonctions dont le jeu de l’oie a été investi. Dans le quatrième itinéraire, le jeu est abordé comme un artéfact de papier, témoin des révolutions techniques de la production des images. Enfin, le dernier parcours insiste sur les mutations contemporaines du jeu de l’oie, aujourd’hui utilisé par les enseignants dans une approche ludique des premiers apprentissages, mais aussi par les associations militantes ou les psychologues. Autrefois voué au pur hasard, le jeu de l’oie enseigne aujourd’hui à prendre sa vie en main.

E. C.