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Le temps
des journaux

Histoire

À partir de la fin des années 1860 et surtout après la chute du Second Empire, la presse invente de nouvelles manières de communiquer avec son lectorat et de travailler l’opinion publique. Offrir un jeu de l’oie à ses lecteurs devient alors une pratique courante, qui se perpétue jusqu’après la Seconde guerre mondiale. Cette appropriation permet la production de dessins originaux, bien différents des planches d’Épinal diffusées jusqu’alors.
Les premiers témoignages remontent tous à l’année 1867 : c’est à l’occasion de l’exposition universelle tenue à Paris que Paris-Magazine et La Vie parisienne offrent à leurs lecteurs un jeu de l’oie consacré à l’événement. C’est aussi cette année-là que le Journal des enfants insère dans ses pages un « jeu du grand Buffon » directement inspiré des jeux éducatifs du début du XIXe siècle.
Dès la chute du Second Empire, la presse satirique s’empare du jeu de l’oie, où elle met en scène le monde politique de son époque. Les caricaturistes les plus célèbres se prêtent au jeu, comme Georges Lafosse (1843-1880), connu pour ses « trombines », portraits aux têtes disproportionnées. Le Charivari (1872), Le Sifflet (1874) ou la feuille monarchiste Le Triboulet (1881) montrent la voie, bientôt suivie par la grande presse quotidienne qui donne au procédé une audience bien plus grande. Les jeux inspirés des grandes affaires de l’époque font l’objet de suppléments offerts aux lecteurs, accompagnés de légendes très explicites : l’affaire Boulanger dans Le Figaro (1889), l’alliance franco-russe dans Le Petit Journal (1892), ou l’affaire Dreyfus dans L’Aurore (1898).
Ces usages satiriques se poursuivent pendant la Première guerre mondiale, puis dans l’entre-deux-guerres, à un moment où la place du dessinateur de presse commence à s’institutionnaliser. En 1917, rendu infirme par les combats, Gus Bofa dessine un « jeu de la tranchée » pour les poilus lecteurs de La Baïonnette dont il est un collaborateur régulier. En 1934, Lucien Boucher dessine pour La Lessive un « jeu de l’escargot ou de la justice » qui pointe les lenteurs de la justice dans l’affaire Stavisky. L’habitude ne se perd pas après la Seconde guerre mondiale, comme le montre le jeu paru dans L’Humanité en 1949, hostile au général de Gaulle et au plan Marshall.
À côté de ces usages politiques, beaucoup de titres imaginent des jeux thématiques, proches de leur ligne éditoriale : Comoedia offre en 1913 un « jeu du tutu » illustré de portraits d’artistes et de danseurs célèbres de l’époque, Elle propose en 1949 un jeu de l’oie consacré au cinéma, où le dessin est remplacé – fait nouveau – par la photographie. La presse féminine n’est pas en reste, avec des jeux inspirés du quotidien d’une femme moderne ou de la vie d’un couple, comme dans Marie-Claire (1938) ou Marie-France (1946).
Ces jeux sont offerts aux lecteurs ou vendus moyennant un petit supplément, souvent à l’occasion des fêtes de Noël. En décembre 1928, Le Dimanche-Illustré propose le « Jeu du pingouin » d’Alain Saint-Ogan, le père de Zig et Puce. Le « Jeu de la Perme » dessiné par Raoul Guérin accompagne le numéro du 29 décembre 1939 du Journal. En décembre 1948, Raymond Peynet dessine pour Marie-France un « jeu des bergers et des mages », au moment où l’artiste Jean-Albert Carlotti crée pour Arts un « jeu de l’oie pour jouer la nuit de Noël ».
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Image : [1.3.1] Règle du jeu de l’oie du général [Boulanger], Épinal, Pellerin, paru dans Le Figaro du 30 mars 1889. 

Paru en supplément du quotidien conservateur Le Figaro, ce jeu de l’oie s’inscrit dans le contexte des débuts difficiles de la IIIe République. Proclamée dans l’adversité en 1870 mais gouvernée par des républicains en 1879 seulement, elle est à partir de 1886 la cible des critiques d’un mouvement politique inédit, qui rassemble autour de l’ancien ministre de la Guerre Georges Boulanger une constellation hétéroclite de déçus du nouveau régime républicain, venus de factions politiques très diverses. Le 27 janvier 1889, l’élection de Boulanger comme député de la Seine achève une série de victoires électorales aux élections législatives partielles et suscite la vigilance des républicains de gouvernement. L’imagerie ici utilisée met en évidence plusieurs des éléments qui ont contribué à ces succès électoraux : les deux cartouches de la partie supérieure, qui encadrent un portrait du général, soulignent à la fois son rôle de vétéran, notamment intervenu dans les guerres coloniales (conquête de la Tunisie au début des années 1880, ensuite placée sous protectorat français), et sa place centrale dans l’imaginaire patriotique français, incarné par la fête nationale du 14 juillet.

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Image : [1_3_2] Règle du jeu de l’oie du général (détail) : le général Boulanger, vétéran de la guerre, à la revue du 14 juillet. 

La partie supérieure de l’image souligne l’ampleur des soutiens locaux sur lesquels Boulanger a pu compter. Tous occupent ou ont occupé des charges électives en tant que députés ou sénateurs, au sein de divers groupes politiques, et se sont ralliés à partir de 1886 au mouvement boulangiste. Seuls deux acteurs font exception : Paul Déroulède (1846-1914), figure de la Revanche contre l’Allemagne et fondateur en 1882 de la Ligue des Patriotes, et Louis-Gaston Villemer (1842-1892), chansonnier venu de la droite à qui l’on doit notamment, en 1886, le recueil des Nouvelles chansons boulangistes. Ni l’un ni l’autre n’ont exercé de responsabilités législatives, mais tous deux ont contribué de façon décisive à la propagande politique du mouvement.

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Image :  Image : [1_3_3] Règle du jeu de l’oie du général (détail) : les soutiens du boulangisme. 

Malgré le fait qu’il rassemble des acteurs politiques de sensibilités très diverses, le boulangisme apparaît au Figaro comme un courant de gauche, qui entre en contradiction avec ses orientations conservatrices et ses prétentions élitistes affichées. Le portrait que le jeu donne du mouvement s’inscrit donc dans la continuité des efforts entrepris dès 1888 par le patron du journal, Francis Magnard, pour discréditer le boulangisme.

Les lieux présentés sur le plateau de jeu sont chargés d’une forte dimension symbolique ou médiatique au regard du parcours de Boulanger. Le château de Chantilly était celui du duc d’Aumale, héritier de la famille royale des Orléans et son ancien supérieur dans l’armée dans les années 1870. Devenu ministre en 1885, Boulanger parvient à limoger deux ans plus tard à la suite d’un incident diplomatique fortement médiatisé qui a opposé la France et l’Allemagne, l’affaire Schnaebelé, en invoquant la loi d’exil des princes de 1886, destinée à écarter du territoire les prétendants potentiels à une monarchie. Le Théâtre français, lui, est évoqué ici par référence à l’une de ses actrices, Marguerite de Bonnemains, maîtresse de Boulanger. En rappelant le parcours de militaire de Georges Boulanger, son attitude envers ses anciens supérieurs et son adultère, le Figaro cherche à délégitimer cet acteur devenu incontournable du jeu politique français des années 1880.

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Image : [1_3_4] Règle du jeu de l’oie du général (détail) : le Théâtre français, rappel de l’adultère du général.  

Alors qu’il s’inquiète de l’opportunisme du général et de sa pratique très personnalisée de la politique, les auteurs mettent en scène son parcours comme relevant d’un projet plus large de rétablissement d’une monarchie (dernière case du jeu). Cette accusation rejoint les critiques les plus couramment formulées à l’encontre de Boulanger, dont la carrière et les prétentions ont parfois été rapprochées de celles des libertadores sud-américains du début du XIXe siècle.

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Image : [1_3_5] Règle du jeu de l’oie du général (détail) : la tentation monarchiste. 

La stratégie discursive dont relève ce jeu de l’oie réexploite les ressorts de l’imagerie populaire du boulangisme. Qualifié a posteriori de mouvement populiste, il doit une grande partie de son succès à l’usage qu’il a fait de la culture de masse et notamment de la vente par des colporteurs de lithographies à la gloire du général Boulanger. Les outils utilisés ici sont les mêmes, bien que détournés dans un sens parodique afin de montrer les failles de l’ascension politique rapide de cet ancien officier, stimulée par les discours croissants sur la Revanche qui ont circulé dans la France de l’époque. Lorsque l’imprimerie Pellerin publie pour le Figaro ce document anti-boulangiste, elle a déjà contribué activement, au cours des années précédentes, à la propagande visuelle du boulangisme et réactive ainsi certains des dispositifs qu’elle a déjà utilisés en sa faveur. Le détournement permet ainsi d’alerter le lectorat sur les dérives potentielles du boulangisme, en exagérant ses prétentions à détruire une République installée depuis peu et déjà mise en difficulté par un mouvement d’opposition de grande ampleur.

E. C., P.-M. D.