Image : [1.1.0] Académie des jeux historiques, contenant les jeux de l’histoire de France, de l’histoire romaine, de la fable, du blason et de la géographie […] par le sieur L. Liger, Paris, Le Gras, 1718, frontispice gravé (crédits Gallica) (détail).
Aux XVe et XVIe siècles, les pratiques ludiques changent profondément en Europe. De nouveaux jeux apparaissent, comme les cartes, la loterie ou le jeu de dames, tandis que d’autres plus anciens, comme les échecs, se transforment. C’est dans ce contexte que naît le jeu de l’oie. Si ses origines ne sont pas précisément connues, les premiers indices que l’on rencontre pointent tous vers l’Italie centrale et septentrionale des dernières décennies du XVIe siècle. C’est dans les années 1580 que les témoignages se font plus précis et que les traces matérielles se multiplient. À cette époque, le jeu a déjà acquis la forme et les règles qu’on lui connaît aujourd’hui.
Selon le sicilien Pietro Carrera, auteur d’un traité des échecs publié en 1617, le jeu de l’oie aurait été ritrovato, c’est-à-dire « retrouvé » ou « inventé » à Florence « aux temps de nos pères », c’est-à-dire dans le troisième quart du XVIe siècle. On le voit d’abord circuler dans le monde des cours européennes sillonnées par les noblesses, les diplomates et les marchands. Toujours selon Carrera, c’est le grand-duc François de Médicis lui-même qui aurait offert le jeu à Philippe II d’Espagne. De fait, c’est probablement dans les bagages du diplomate toscan Luigi Dovara que le jeu gagne Madrid en juin 1585. Peu après l’arrivée de Dovara, le nain de cour Gonzalo de Liaño raconte dans une lettre à François de Médicis qu’il a perdu plus de quarante écus dans une partie de ce jeu « qui se joue en Toscane » contre le prince et l’infante d’Espagne ! Du ton libre et enjoué que l’on attend du fou de la cour, il s’emporte contre ce « jeu démoniaque que l’on appelle jeu de l’oie qui se joue avec deux dés ». Les règles qu’il mentionne sont déjà celles que l’on connaît : les dés qui font six mènent au pont, à l’auberge on attend deux tours, et la mort fait retourner au départ. En 1589, le cousin du souverain espagnol, Charles II d’Autriche, fait graver un jeu de la fortune orné de portées musicales.
Image : [1.1.2] Académie des jeux historiques, contenant les jeux de l’histoire de France, de l’histoire romaine, de la fable, du blason et de la géographie […] par le sieur L. Liger, Paris, Le Gras, 1718, frontispice gravé (crédits Gallica).
Dès les années 1590, le jeu de l’oie sort du monde des cours et gagne les capitales européennes. Les marchands d’estampes s’emparent de l’image du jeu en spirale. À Paris et en province, ils produisent des feuilles gravées plus ou moins fines, à la portée de toutes les bourses. Les cases blanches du jeu se meublent progressivement de motifs floraux, pour les plus modestes, ou d’autres contenus, pour les plus élaborés. C’est en effet dès les années 1640 que l’on trouve en France les premiers jeux de l’oie éducatifs, satiriques ou politiques, inaugurant une veine dont on trouve encore les traces aujourd’hui.
Ne nécessitant qu’un faible équipement – une feuille gravée, deux dés, quelques jetons pour la mise –, obéissant à des règles simples et connues de tous, le jeu est pratiqué dans tous les milieux sociaux. On y joue à la cour, dans les châteaux de la noblesse provinciale, dans les maisons bourgeoises. Le frontispice gravé de l’Académie des jeux historiques (1718) représente trois joueurs attablés autour d’une feuille gravée de grand format, qui sert de plateau de jeu. Autour d’eux, dans cette académie idéale, ouverte sur la campagne, d’autres groupes jouent au billard ou aux cartes. À une époque où la noblesse joue avec passion, où les gains et les dettes de jeu peuvent atteindre des montants considérables, où la monarchie s’efforce vainement d’en contrôler les débordements, le jeu de l’oie fait partie des jeux considérés comme inoffensifs et largement toléré, car l’assuétude est limitée et les mises sont modérées. Mme de Sévigné le recommande à sa fille : « je voudrais bien que vous n’eussiez joué qu’à l’oie et que vous n’eussiez point perdu tant d’argent », lui écrit-elle en 1672. Les milieux populaires le pratiquent sans doute aussi, même si les indices matériels sont plus minces, car les inventaires après décès n’ont pas conservé la trace de ces feuilles sans valeur. Enfin, même l’Église, hostile aux jeux de hasard, ne trouve pas grand-chose à redire à ce jeu dont les utilisations catéchétiques sont attestées, dans les couvents ou auprès des protestants que l’on tâchait alors de convertir. En 1683, un chanoine de Toul est toutefois réprimandé par son chapitre pour y avoir joué en pleine rue, ce qui contrevenait évidemment à la dignité ecclésiastique.
Divertissement d’adultes, le jeu de l’oie est aussi pratiqué par les enfants. Ceux de la famille royale sont parmi les premiers à y jouer. Le médecin du jeune Louis XIII, Héroard, le mentionne plusieurs reprises dans son journal, même si l’enfant royal s’intéresse plus à la paume, aux cartes ou au billard. Au milieu du XVIIIe siècle, Jean Siméon Chardin fixe une scène devenue familière : celle d’un enfant et de deux adolescents soigneusement vêtus, accoudés à une table. Devant eux, un large plateau de jeu de l’oie, sur lequel l’un des joueurs déplace son pion. Le temps est comme suspendu, les enfants sont calmes, attentifs : comme pour l’Enfant au toton ou pour celui qui fait des bulles de savon à côté de sa mère blanchisseuse, le jeu est une affaire sérieuse, exprimant toutes les capacités de concentration de cet âge.
E. C.