S'instruire

Jusqu’aux années 1970, l’école est restée un horizon lointain pour de nombreux enfants du Yémen. Au nord comme au sud, un enseignement de base était dispensé par les écoles religieuses (kuttâb ou ma‘lama) pour apprendre à lire et à écrire l’arabe, mais il était lui-même loin d’être systématique, et ceux qui y entraient s’arrêtaient majoritairement avant d’avoir atteint l’âge de dix ans.

© Fonds C. Fayien, Ecole coranique, Taez, s. d. 

Dans les territoires britanniques, seules quatre écoles gouvernementales de niveau primaire furent créées dans les années 1930, réservées uniquement aux Adénis de souche, et excluant les enfants nés dans le Yémen imamite qui composaient la majorité des enfants de la ville. Ce n’est qu’en 1935 que fut créé le premier établissement secondaire, l’Aden Protectorate College for the Sons of Chiefs, destiné aux fils de l’élite locale.
En 1937, lorsqu’Aden fut placée sous administration directe de la Couronne d’Angleterre, l’éducation devint un enjeu d’expression de l’excellence britannique. Une importante école fut créée à Ghayl Bâwazîr, dans le Hadramaout, à l’est de Mukallâ, à l’initiative du sultan local et avec la contribution de professeurs soudanais formés aux programmes scolaires britanniques. Une école de formation des maîtres, un institut technique et une école pour filles furent aussi créés à Aden pour les Adénis de naissance.
Dans le Yémen dirigé par l’Imam, aucun établissement scolaire créé par les Ottomans ne fut conservé. Ainsi, après avoir fait la preuve de l’apprentissage par cœur du Coran, les élèves les plus privilégiés poursuivaient leurs études auprès de maîtres spécialisés en sciences islamiques, à l’« université » islamique de Zabîd (célèbre depuis le XVIe siècle), ou bien à l’école « scientifique » (‘ilmîyya) de niveau secondaire, créée en 1925 par l’Imam à Sanaa pour former les futurs cadres de l’État.

© Fonds A. Nu‘mân, Anonyme, École du savoir (madrasa 'ilmiyya), Sanaa, s. d.

L’Imam créa aussi, la même année, une école pour orphelins (Dâr al-Aytâm) et fit en sorte d’assurer un enseignement de qualité auprès des enfants-otages, retenus prisonniers afin de garantir la soumission de leurs pères, notables locaux ou chefs de tribu. En 1936, une école pour filles fut également créée.

CF_24_TR-049

© Fonds Claudie Fayein, Taez, s. d.

Après son accession au pouvoir en 1948, l’Imam Ahmad ouvrit des écoles supplémentaires, favorisa l’envoi de quelques centaines de jeunes dans les universités et écoles militaires d’Irak, du Liban ou d’Égypte, mais l’effort resta limité en raison des maigres ressources financières du pays et de la crainte de voir se développer une opposition de lettrés.

© Fonds C. Fayein, Discours au Roi par un enfant des écoles, s.l. n. d.


Dans le Yémen imamite comme dans les territoires britanniques, la question scolaire fut placée au centre des revendications contestataires, notamment par Ahmad Muhammad Nu‘mân, leader des « Yéménites Libres ». Et à Ghayl Bâwazîr, en 1958, c’est une pièce de théâtre jouée dans l’école qui provoqua la première manifestation locale contre l’occupation étrangère. Certaines écoles, appuyées par les clubs et les groupes de scouts qui s’y développaient sur le modèle européen, devinrent des lieux de réflexion et d’action politique.

© Fonds A. Nu‘mân, Scouts al-Falah, Aden, années 1950.


Lors de la révolution républicaine de 1962-1967, l’éducation politique des enfants s’élargit. Ils étaient souvent les spectateurs privilégiés des débats et des discours tenus sur des places publiques par les adultes et les leaders politiques.
Quelques écoles devinrent aussi des lieux de transmission des idéologies révolutionnaires, où les élèves étaient invités à toucher la nouvelle monnaie républicaine et à regarder les photos des leaders nationalistes d’Égypte ou d’Irak. C’est là, aussi, que des activistes venaient se retrouver, entrainant avec eux des élèves dans la lutte pour l’indépendance et la république.
Une fois la paix revenue dans le Yémen du Nord, un immense programme de scolarisation fut mis en place, assuré principalement par des enseignants égyptiens et syriens et soutenu par la coopération internationale.

Thula


Marceau Gast, "Carnet de route sonore enregistré par l'enquêteur à Thula en 1984", in Enquêtes orales dans les campagnes du Yémen durant les années 1970-1980 (Archives sonores).
Source : Ganoub, Phonothèque de la MMSH-USR 3125.
URL : https://phonotheque.hypotheses.org/files/2010/03/F2946enq2bis.mp3 

Image : © Fonds M. Gast, Ecoliers de l'école de Thula, 1984.


Mais la tâche était immense, et en 2012, le pays comptait encore près de 14% d’analphabètes parmi les jeunes de 15 à 24 ans - dont 25 % chez les filles (in State of the World's Children 1914, Unicef, p. 58).
C’est au début des années 1970 que furent fondées les universités de Sanaa (grâce à la coopération koweïtienne) et d’Aden. Lieux de formation intellectuelle et professionnelle, les universités sont aussi devenues des foyers de socialisation politique. Elles ont joué un rôle important dans la formation politique et le recrutement des jeunesses yéménites au sein des partis au pouvoir, au nord comme au sud. Au lendemain de l’unification en 1990, une pluralité de partis a continué de rythmer la vie sociale de la trentaine des campus, publics et privés, du Yémen : appui administratif, contributions alimentaires, soutien scolaire ou encore camps d’été, tournois sportifs et manifestations. Le dynamisme de ces engagements politiques est particulièrement évident lors du « Printemps yéménite » de 2011 : les étudiants se trouvent au cœur des mobilisations et installent le sit-in révolutionnaire devant l’université à Sanaa. De son côté, le régime s'appuie également sur les jeunesses pour grossir les rangs des mobilisations nationalistes officielles et contre-révolutionnaires.

Juliette Honvault & Marine Poirier 

© MMSH - IREMAM, 2021 - Une réalisation de la Cité numérique de la Méditerranée