Chanter, danser, célébrer...

Durant la deuxième moitié du XXe siècle, le Yémen était encore dominé par une culture de tradition orale aussi diversifiée que l’étaient les régions enclavées du pays avant le développement des routes et la généralisation de l’éducation élémentaire, dans les années 1970-1980. Les chants des enfants yéménites reflétaient - et reflètent encore - cette réalité.
On ne peut traiter des chants enfantins sans évoquer brièvement les berceuses qui les précèdent dans la vie de l’enfant. Comme dans beaucoup de parties du monde, les chants des mères adressés aux nourrissons se répartissent entre chants pour endormir (tanwîm), chants pour éveiller (tarqîs) et chants de fêtes. Un exemple en est donné par Dôhi yâ dôh :


Extrait du Cd-rom : « Dôhi yâ dôh », interprété par Mina (2005), dans Aghânî al-mahd, collecte de l'association Meel al-Dhahab/Idanoot, Cd-rom, Sanaa, 2011.

Dohi yâ dôh

    Dôhi yâ dôh
    Dôhi yâ dôh
    Dôhi yâ dôh
    Dôhi yâ dôh
    Dôhi yâ dôh
    Dôhi yâ dôh
    Dôhi yâ dôh
    Dôhi yâ dôh
    Dôhi yâ dôh
    Dôhi yâ dôh
    Dôhi yâ dôh
    Dôhi yâ dôh
    Dôhi yâ dôh
    Dôhi yâ dôh

    Ah si je pouvais être une colombe !
    Je m’envolerais jusqu’à Qa’taba
    J’en rapporterai des chaînettes en or
    Pour ma mère et ma tante
    Et ma tante, c’est la sœur de ma mère
    C’est elle qui fait paître les chameaux de mes sœurs
    La chamelle, son chamelon est tombé
    Entre les racines et les branche
    Elle a appelé à l’aide les gens des deux villages
    Il n’y a que Husayn qui a répondu
    O Husayn, père de Husayn
    O toi qui a les cheveux déployés sur les épaules
    Ils sont bien huilés
    Et plus souples que le ruisseau

دوه يادوه

  • يالَيْتَني جَوْلَبَةْ
  • وأطيرْ لَقَعْطَبَةْ
  • وَدِّي سلوُسْ مُذْهَبَةْ
  • لأمِّيْ والوالدَةْ
  • والوالدة خالَتي
  • ترْعى جِمال أخْوَتي
  • طِحِسْ عليها القعُود
  • ما بين شَرْخَة وعُود
  • دعيت للقريتين
  • ما جوَّب الا حُسين
  • حسين يابُو حُسين
  • يانادش القعْشَتينْ
  • القعْشَتين راوية
  • أروى من الساقيةْ
  • دُوه يادُوه
  • دُوه يادُوه
  • دُوه يادُوه
  • دُوه يادُوه
  • دُوه يادُوه
  • دُوه يادُوه
  • دُوه يادُوه
  • دُوه يادُوه
  • دُوه يادُوه
  • دُوه يادُوه
  • دُوه يادُوه
  • دُوه يادُوه
  • دُوه يادُوه
  • دُوه يادُوه


La définition des chants enfantins oscille entre leur fonction et leurs formes : beaucoup accompagnent les jeux ; certains sont similaires à des chants d’adultes, en particulier par leurs paroles, mais d’autres sont plus spécifiques à l’enfance, y compris par leur scansion et leur prosodie. 
Les « chants » enfantins les plus simples sont en général destinés à développer des compétences cognitives de base. Par exemple, lorsque des petites filles frappent les mains une à une ou deux à deux, tout en répétant quelques mots, et produisent une forme complexe de plus en plus rapidement : 
« A droite ! », « A gauche ! », « En haut ! », « Et en bas ! ».

Vidéo : Jeux d’enfants dans la ville de Zabid (Yémen) :   (déplacez le curseur jusqu’à 05’36) | Source : Nakala-HumaNum.

Ici, la mélodie, composée de seulement deux notes, permet de bien synchroniser les syllabes, puisque les quatre fillettes chantent ensemble.
Les chants qui accompagnent les jeux adoptent souvent les codes de genre propres à ceux-ci. Alors que ce jeu de mains frappées est plutôt féminin, on trouvera des chants pour garçons dans d’autres jeux, comme dans celui-ci, où un garçon, debout à l’intérieur d’une ronde (statique) de garçons et de filles se tenant la main, tourne et essaie de séparer les mains de la ronde en joignant ses deux mains, les bras tendus, et en les abattant comme une lame, avec plus ou moins de force :

Fakkû lî ba-sallî ! chanté à Lahej  (déplacez le curseur jusqu’à 28s – 00:28) :
« Ouvrez-moi pour que je prie
Aujourd’hui c’est vendredi ! »

Et les membres de la ronde répondent en chœur :

« Non par Dieu ! »

Si le garçon réussit, il entre dans la ronde et quelqu’un d’autre va prendre sa place. Ici, le chant est intimement lié au jeu, y compris dans la dialectique solo/chœur. Son contenu fait une allusion morale explicite à l’autodiscipline nécessaire à la prière, et que les enfants doivent intégrer. Mais sur le plan formel, il ressemble beaucoup aux chants de travail des adultes.

Un chant très connu, la tamsiya (« chant du soir »), est pratiqué les soirs de Ramadan, pour accompagner la quête que font les enfants en allant de maison en maison.

© Fonds F. Al-Baydani-Alzawiya, Taez, 2004.


D’autres chants sont en même temps des devinettes, là encore à visée éducative évidente. Par exemple, celui-ci, qui accompagne un jeu collectif où un garçon qui a les yeux bandés doit deviner qui lui donne une tape derrière la tête :

Yâ ‘ajala yâ masnâ (Ô poulie, ô puits)
O poulie, ô puits
Puise de l’eau et abreuve-moi
La clepsydre plonge dans la mer

(En référence à « Qui me frappe la tête ? », le chant évoque implicitement la devinette suivante : « Qu’est-ce que la clepsydre ? » - la réponse attendue étant « c’est le soleil. » )

On trouve aussi de nombreuses comptines rimées à visée mnémotechnique pour assurer la transmission des connaissances, par exemple sur les jours de la semaine : Sabt al-subût (Le samedi des samedis), Wa-l-ahad ‘ankabût (Et le dimanche une araignée) ; ou encore Al-Ithnayn khâlanâ (Le lundi notre oncle maternel), etc. Souvent, ces comptines existent sous la forme de questions/réponses. D’autres énumèrent des objets familiers aux enfants, d’une manière répétitive et enchaînée soulignant la notion de causalité :

Yâ shams fidhdhî fidhdhî (Ô soleil surgis surgis) :
O soleil surgis, surgis
L’Indien il veut un biscuit
Et le biscuit est dans l’armoire
Et l’armoire elle veut sa clef
Et la clef elle veut un menuisier, etc.

Un chant en particulier assure la transmission des traditions imposées aux petites filles . Il s'agit de Tuffî tuffî lubbâneh  (Crache ton oliban !).
Vidéo : Zabid :  (déplacez le curseur jusqu’à 05m50s) | Source : Nakala-HumaNum

Tuffî tuffî lubbâneh

  • Crache ton oliban
  • Mon père est parti en Tihâma
  • Ma mère et mes cousines
  • Elles ont mis tous leurs bijoux
  • Quand viendra mon amoureux
  • Je distribuerai des cadeaux
  • Ma chemise orangée
  • Ma tante Halima
  • Il monte sur mon cheval
  •                  Il marche sur la route de la grange
  • Maman montre-moi et regarde-la
  • Fais-lui une piqûre et ça ira
  • O colombe gracile
  • Avec son sabre et son turban
  • Elles me font honte
  • Et les miens, ils sont cachés
  • Avec des dattes et des raisins secs
  • Lorsque sera montrée ma chemise
  • Mon châle yéménite
  • Et son mari voyageur
  • Et ce cheval est muet

  • Si elle est malade réchauffe-la
  • Appelle le docteur et ça ira

تفي تفي

  • من امي ومن بنات عمي
  • وحلوتي مخبأ
  • بتمر وزبيبي
  • على طرف قميصي
  • ومقرمة يماني
  • وزوجها الرحالي
  • هذا الحصان العجم

  • لاها مريضة دفيها
  • داعي الدكتور يكفيها
  • يا خزوتي
  • ملبسين بحلوة
  • لما يجي حبيبي
  • يفرق الهدايا
  • قميصي برتقالي
  • عمتي حليمة
  • راكب على حصاني
  • يمشي طريق المخزن
  • وري أمي وريها
  • حبة ابرة تكفيها

À l’origine, ce chant célèbre était d’inspiration soufie, donc pour les adultes. Il appelait les croyants à abandonner le bas monde dont le symbole dérisoire est l'oliban, la gomme arabique qui se mâche comme un chewing-gum. Le chant enfantin a gardé ce passage comme refrain, mais d’autres paroles plus populaires ont été intégrées qui, ici dans le texte, égrainent les pensées d’une petite fille partagée entre son amour des bijoux et sa future situation de jeune mariée.
Il rejoint d’autres chants exprimant des préoccupations sociales (qui sont d’abord celles des adultes), mais sous une forme naïvement enfantine, comme ici la pauvreté et la faim, en dialecte de la Tihama :
Vidéo : Zabid :  (déplacez le curseur jusqu’à 03m20s) | Source : Nakala-HumaNum

  • O Dieu, ô Généreux
  • Que pas un marchand de grain ne l’achète
  • Que seul le pauvre s’en repaisse

  • (1) Variété de sorgho qui ne se conserve pas bien et qui, pour cette raison, se vend rapidement et bon marché.
  • Fais descendre la pluie sur le sorgho mbaynî (1)
  • Et que pas un paysan ne l’emmagasine
  • Et qu’il en remplisse sa mesure


Pendant qu’elles chantent et dansent, les fillettes font des gestes théâtraux illustrant la chanson, en particulier les bras levés vers le ciel d’où est attendue la pluie, et pour le dernier vers, le geste du pauvre remplissant son récipient de grains.
Dans le même registre, il y a aussi cette comptine, Yâ baqara sabbî laban (Eh, la vache, donne-moi du lait), qui, sous couvert de jeu, met en valeur l’interdépendance des relations sociales :


« Yâ baqara sabbî laban », dans Aghânî al-mahd, collecte de l'association Meel al-Dhahab/Idanoot, Cd-rom, Sanaa, 2011.

Yâ baqara sabbî laban

  • Eh, la vache, donne-moi du lait
  • Sa nièce a eu un bébé
  • ‘Abd al-Samad est parti à la Mecque
  • Je les ai distribués un à un
  • Le gâteau sec est tombé dans le puits
  • Le crochet, il est chez le charpentier
  • Le lait, il vient de la vache
  • L’herbe, elle vient de la montagne
  • Et la pluie, elle vient de toi, mon Dieu
  • ‘Abdallah est parti à Aden
  • On l’a appelé ‘Abd al-Samad
  • Il m’a rapporté vingt gâteaux secs
  • Il ne m’en est resté qu’un
  • Le puits a besoin d’un crochet
  • Et le charpentier, il veut du lait
  • Mais la vache, elle veut de l’herbe
  • La montagne, elle veut de la pluie


« Hezzellî yâ hezzellî », dans Aghânî al-mahd, collecte de l'association Meel al-Dhahab/ Idanoot, Cd-rom, Sanaa, 2011.

Citons enfin un autre chant, très populaire depuis au moins les années 1930, Hezzellî yâ hezzellî (Danse devant moi, danse !)

Yâ hezellî yâ hezellî (Danse devant moi danse)

  • Danse devant moi, danse
  • Sous un grand grenadier
  • Quelle est cette voix ?
  • C’est la voix du muet
  • Il s’est mis du khôl
  • Il est descendu dans la Vieille Ville de Sanaa
  • Quant à la grande, la dispendieuse
  • Et l’a donnée à la vache
  • Je suis descendu au puits faire mes ablutions
  • Toutes ces grappes vertes
  • Quelle est cette voix ?
  • C’est la voix du muet
  • Il s’est fait tout beau
  • Pour se fiancer à la petite fille
  • Elle a coupé la moitié du pain frais

ياهزلي
أغنية أطفال (صنعاء)

  • هزَلْي يا هزَلْي
  • تحت رُمّانة كبيرة
  • صوت من ذا
  • صوت الأعجم
  • قد تكحَّل
  • قد نزل صنعاء القديمة
  • ما الكبيرة هي لعينة

  • قَدْ نَزلت البير أَصلي
  • وعناقيد الخضيرة
  • صوت من ذا
  • صوت الأعجم
  • قد تدغْنج
  • يخطب البنت الصغيرة
  • قسمت نص الجحينة
  • وإدَّتها للبهيمة

Il s’agit d’un chant dansé, comme l’indiquent les deux mots d’incipit (Hezellî yâ hezellî).
Le texte illustre plusieurs paradoxes : d’une part la petite fille entend « la voix du muet » (sic). D’autre part, elle va se marier avant sa sœur aînée, contrairement à la tradition. La raison est que la sœur ainée n’est pas assez vertueuse pour se marier : elle a gâché le pain en le donnant à la vache. Ce chant était aussi très populaire dans la communauté juive.
La structure poético-musicale de ces chants yéménites (à chaque syllabe correspond une seule note, et vice-versa) est quasiment identique à la rythmique des chants enfantins partout dans le monde.
Aujourd’hui, beaucoup de ces chants sont en train de disparaître. L’association Idanoot en a beaucoup collecté, mais a aussi suscité de nouvelles interprétations artistiques, avec diverses innovations orchestrales et instrumentales.

Fatima Al-Baydani-Alzawiya & Jean Lambert


Références
Carole Boidin, « Les genres de l’intime. Autour des berceuses - Yémen », in Claude Calame, Florence Dupont, Bernard Lortat-Jacob, Maria Manca (dir.), La voix actée, pour une nouvelle ethnopoétique, Paris, Éditions Kimé.
Constantin Brailiou, « La rythmique enfantine », Problèmes d’ethnomusicologie, Genève, Minkoff, 1973, p. 266-299.
Adîb Qasmi, Adab al-atfâl (Littérature enfantine), Aden, s.é. 2003.
Ettore Rossi, L’arabo parlato a Sanaa, Roma, Instituto per l’Oriente, 1939.

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