Vivre et travailler

en ville et à la campagne

Le Yémen est une exception dans la péninsule Arabique. Unique régime républicain au milieu des riches monarchies pétrolières, il ne possède que très peu de pétrole et il n’appartient pas au Conseil de coopération du Golfe. Il est resté un pays majoritairement rural et agricole, et tire également quelques ressources de la pêche côtière. Il est donc obligé d’importer une part importante de produits alimentaires, dans une proportion qui ne cesse de croitre en raison de la diminution constante de ses ressources en eau pour son agriculture. Les arbustes de qât, qui poussent à partir d’une altitude de 1600 mètres, n’ont cessé d’occuper une superficie de plus en plus grande sur les terrasses du Yémen, au détriment des caféiers mais aussi des cultures vivrières.

Gauche : © Fonds M. Gast, Route de Begil, 1976 | Droite : © Fonds M. Gast, s. l., 1976.


La participation des enfants aux travaux agricoles et de la pêche, ou bien encore au transport de l’eau, une tâche souvent féminine, est le corollaire de leur faible scolarisation et exprime des disparités entre garçons et filles, au détriment de ces dernières.
Dans le monde rural, les marchés hebdomadaires tissent un dense réseau commercial qui permettent aux productions environnantes de s’écouler et aux nouvelles de s’échanger. Ils constituent des lieux de sociabilité intenses et bénéficient théoriquement d’une neutralité tribale dont la violation entraîne de graves représailles prévues par le droit coutumier. Les marchés urbains font partie intégrante de ce réseau marchand qui les relie au monde rural.

© Fonds S. Ory, Suq al-Dabbab (périphérie de Taez), 1978.

Gauche : © Fonds S. Ory, Femmes allant chercher de l'eau, Kawkaban, s. d. | Droite : © Fonds F. Al-Baydani-Alzawiya, Garçon foulant des poisons séchés, Socotra, Socotra, s. d.


Le marché de Sanaa, avec sa quarantaine de souks et ses caravansérails, centralise les productions rurales (pendant longtemps le café et les raisins secs). Il constitue un relais important du commerce international. Plusieurs de ces souks sont encore spécialisés dans les productions artisanales : fabrication des poignards courbes (janbiyya), orfèvrerie, menuiserie, plaques d’albâtre et vitraux colorés (qamariyyât) qui ornent les maisons-tours de la vieille ville. Le recrutement souvent héréditaire du métier de commerçant et d’artisan fait aussi des souks un espace de sociabilité masculine où les jeunes garçons combinent apprentissage professionnel et socialisation au monde du marché et de la ville.

Gauche : © Fonds S. Ory, Suq al-Dabbab, 1978.   |  Droite :  © Fonds C. Fayein, s. l. n. d.

Historiquement, les organisations sociales dans les différentes régions du Yémen étaient régies par une organisation professionnelle hiérarchisée. À chaque groupe étaient associés des métiers bien définis. Par exemple, les brodeuses et les teinturiers (notamment ceux, très réputés, de la ville de Zabid) étaient considérés comme socialement inférieurs. Ainsi, une femme tribale de la région des Hauts Plateaux qui travaille aux champs n'aurait pas daigné faire de la broderie. Par ailleurs, les bijoux en argent étaient produits exclusivement par les femmes et les hommes de religion juive. Leur savoir-faire a disparu depuis leur départ du Yémen après la création de l’État d’Israël (1948).
Dans les villes, les marchés du qât se sont multipliés au fur et à mesure de l’expansion urbaine et de l’extension de la consommation de cette plante au sein de la société yéménite. Ainsi, à Sanaa, plusieurs marchés exclusivement réservés au commerce du qât ont été installés dans les premières périphéries avant que la croissance de l’agglomération ne repousse encore les limites de la ville. Il n’est pas rare de voir, dans les campagnes, des jeunes garçons mâcher cette plante, alors que cette pratique est généralement réservée aux adultes. Jusqu’à une période récente, la vente du qât dans la ville de Taez était effectuée, pour une part non négligeable de ce commerce, par les femmes du jabal Saber, notamment par des jeunes filles que l’on retrouvait chaque jour dans les souks de la vieille ville.

Fonds A. M. Nu‘mân © Studio Anouar, Séance de qât, Sanaa, s. d.

Les variations de genre en matière de sociabilité restent marquées entre la ville et la campagne, même si elles dépendent aussi des appartenances sociales. Une grande part des rencontres féminines se passent ainsi à l’extérieur de l’espace domestique pour de nombreuses femmes rurales tandis que, pour les citadines, l’espace privé reste un lieu privilégié, où elles s’adonnent elles aussi à la consommation de qât.
Les rythmes urbains et même ceux de la guerre sont fortement influencés par la sociabilité du qât qui s’est considérablement développée dans les provinces de l’ex-Yémen du Sud où sa consommation était réglementée et restreinte avant la proclamation de l’unité en 1990.
Depuis 2015, la violence des combats et des bombardements a entraîné une insécurité généralisée, et a transformé les rapports à l’espace public, devenu hostile, et à l’espace privé, devenu un refuge incertain.
Avec la guerre, certaines villes ont connu un accroissement inédit de leur population, comme Mareb , passée du statut de petite ville enserrée dans son milieu tribal à une agglomération d’accueil de Yéménites venant de toutes les régions du pays. Ce brassage rapide de populations et qui s’observe aussi dans les grandes villes comme Sanaa, Taez ou Aden, sera-t-il à même de contrebalancer l’inévitable repli sur soi que la guerre a aussi provoqué ?

Franck Mermier


Références
Paul Bonnenfant (dir.), Sanaa. Architecture domestique et société, Paris, CNRS Editions, 1995.
Peer Gatter,  Politics of Qat. The Role of a Drug in Ruling Yemen, Wiesbaden, Ludwig Reichert Verlag, 2012.
Mermier, Franck, Le Cheikh de la nuit. Sanaa : organisation des souks et société citadine, Arles, Actes Sud/Sindbad, 1997.
Samia Naïm (dir.), Yémen. D’un itinéraire à l’autre, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001.

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